Un musicien oublié à redécouvrir : Russell Procope
1908 - 1981
Parmi les grands clarinettistes de style Nouvelle Orléans les critiques et historiens du jazz s’accordent pour citer Jimmy Noone, Johnny Dodds, Omer Siméon, Barney Bigard, Sidney Bechet ou Albert Nicholas mais le nom de Russell Procope est rarement évoqué.
Cela tient au fait qu’il est avant tout connu comme saxophoniste alto mais aussi à une paresse intellectuelle qui répugne à remettre en cause les classements et hiérarchies hérités du passé.
Bien qu’originaire de New York, Russell Procope s’est toujours inscrit à la clarinette dans la tradition louisianaise, celle des Jimmy Noone ou Barney Bigard : « The New Orleans thing always appealed to me » aimait-il déclarer.
Cette filiation avec Barney Bigard a maintes fois été relevée en particulier par Jacques Réda qui dans son Autobiographie du Jazz (Climats, 2002) parle de l’homogénéité de la section des anches chez Duke Ellington avec « Russell Procope qui conserve un savoureux cachet Nouvelle Orléans à la clarinette »
Chez Ellington on l’entend beaucoup plus au saxo alto dont il fut un excellent spécialiste, mais le Duke lui confiait parfois une partie de clarinette et il était toujours immédiatement identifiable par la rondeur et la chaleur de sa sonorité qui sentait le bois comme aurait dit Boris Vian.
Le contraste avec l’autre clarinettiste de l’orchestre Jimmy Hamilton est saisissant et le Duke sut admirablement le mettre en valeur : autant Procope est sensuel et chaleureux, autant Hamilton est froid avec une approche plus classique que jazz.
Un enregistrement exceptionnel de l’intégralité d’un concert d’Ellington à Amsterdam en 1958 disponible sur YouTube permet de le vérifier.
Le concert débute par une évocation de l’époque « jungle » : avec Black and Tan Fantasy qui va imperceptiblement glisser vers Creole Love Call lors du chorus de trompette de Ray Nance.
Sur ce thème emblématique de la première période de l’orchestre on entend un trio d’anches : deux clarinettes plus une clarinette basse reprendre le thème, puis Russell Procope prend un solo avec sa sonorité chaude et boisée tandis que Jimmy Hamilton brode un contre-chant par derrière.
La différence d’approche est saisissante et certainement pas à l’avantage d’Hamilton.
Dans un autre enregistrement en concert visible également sur YouTube (live at the Berlin Symphony Hall) on a une somptueuse version de Mood Indigo où Procope à la clarinette témoigne une fois de plus de sa maitrise et de sa musicalité aux côtés d’un autre grand oublié Harry Carney à la clarinette basse impressionnant de puissance et de sobriété.
Au sein de la petite formation de John Kirby, Procope n’eut malheureusement jamais l’occasion de jouer de la clarinette, Buster Bailey assurant cette partie avec lui aussi infiniment de talent et une forte personnalité.
Mais comme saxophoniste alto il fait merveille témoignant d’une musicalité et d’un sens du swing exceptionnels.
Duke Ellington parle de Russell Procope (Music is my mistress)
« Russell Procope était une sorte d’enfant prodige. Il a commencé par étudier le violon, mais quand il a entendu l’orchestre de Fletcher Anderson, il a été emballé par le jazz ; cet engouement a grandi quand son copain d’école Benny Carter s’est mis au saxophone alto. Également attiré par la clarinette il a été séduit d’abord parle jeu de Buster Bailey au sein de l’orchestre de Fletcher, puis par celui d’Omer Siméon, enfin par celui de Barney Bigard quand il l’a entendu chez King Oliver et chez nous. On comprend pourquoi Procope est un maitre du style Nouvelle Orléans à la clarinette système Albert ! »
« J’ai eu la grande chance d’employer des musiciens qui aimaient tellement leurs prédécesseurs qu’ils les ont imité. Quand Paul Gonsalves est entré dans l’orchestre, il n’a pas même eu besoin de répéter. Il adorait Ben Webster et connaissait par cœur notre répertoire. Idem avec Russell Procope et le jeu de clarinette de Barney Bigard. »
La carrière musicale de Russell Procope est exemplaire à bien des égards.
Il a appartenu à la fine fleur des formations de jazz classique où il a peu à peu acquis un métier à toute épreuve.
Parmi ces orchestres citons ceux de Jelly Roll Morton, Benny Carter, Chick Webb, Fletcher Henderson, Teddy Hill, John Kirby et enfin Duke Ellington où il restera près de trente ans comme leader de la section de saxophones et clarinettiste.
Terminons en citant un extrait de la notule que lui consacre André Clergeat dans l’incontournable Dictionnaire du Jazz chez Robert Laffont : « Pendant plus d’un demi-siècle, il a fait chanter sa clarinette et son saxophone avec allégresse, reprenant chez Duke Ellington l’héritage de Barney Bigard dont il retrouve le swing léger, l’élégance naturelle et la tradition néo-orléanaise. Au saxophone alto, il s’exprime avec la même grâce, dans un style qui pourrait être un compromis entre la manière de Benny Carter et celle de Johny Hodges. »
Jean-Jacques Sadoux