Louis Malle et Miles Davis
Dans le numéro 155 de la revue Jazz Hot (juin 1960) le cinéaste Louis Malle répondait à une série de questions sur sa collaboration avec le trompettiste Miles Davis pour le film Ascenseur pour l’échafaud. (1957)
Voici quelques extraits de ce long et passionnant entretien :
« Le problème de la musique de film est un problème horriblement compliqué.
Lorsque j’ai tourné Ascenseur pour l’échafaud et que Miles Davis enregistra la musique, ce fut pour moi une expérience capitale (…)
Ce que j’attends de la musique, c’est qu’elle enrichisse un film, qu’elle lui apporte quelque chose de différent.
Pour être réussie une musique de film doit être à la fois le complément, le contraire et le commentaire de l’image.
Ce qui m’a passionné dans mon expérience, ce n’est pas tant le fait que ce soit du jazz, mais qu’avec Miles Davis nous avions abouti à l’idée d’une improvisation absolue.
Certes cela s’est passé un peu trop vite et nous n’avons pu faire aussi bien que nous l’aurions voulu.
Mais il y a néanmoins deux ou trois séquences de l’« Ascenseur » qui sont pour moi des réussites, dans les rapports musique-film, dans la mesure où il y a eu de la part d’un musicien de grande qualité comme une sorte de commentaire de l’image.
Il voyait les images et en donnait une sorte de contrepoint naturel (…) *
Évidemment le danger de l’improvisation est certain : il demande que le musicien soit inspiré, et s’il ne l’est pas cela devient catastrophique (…)
Si je me suis bien entendu avec Miles, c’est parce qu’au fond j’ai eu l’impression que nous avions beaucoup d’affinités. Le travail s’est effectué sur un plan de sympathie extraordinaire (…)
Je sentais qu’au fond il y avait des rapports certains entre sa sensibilité et ce que le film essayait d’exprimer, infiniment moins bien évidemment.
Il y eut de la part de Miles une attitude très différente de celle des musiciens qui font habituellement de la musique de film.
Il s’était enthousiasmé pour cette idée, et, ainsi qu’il me l’a récemment confirmé, cette expérience l’a sans doute également enrichi. (…)
Avant de tourner « Ascenseur pour l’Échafaud », je savais que qu’il y avait des séquences où la musique serait aussi importante que l’image.
Elle devait en être un contrepoint essentiel.
Sans la musique, certaines séquences n’auraient pas pu exister. ( …)
J’estime que ce fut là une des grandes chances de ma carrière.
L’ « Ascenseur » doit beaucoup à Miles Davis.
Lorsqu’il arriva à Orly, Marcel Romano lui demanda s’il serait intéressé par cette idée.
Il répondit affirmativement, mais qu’il n’avait jamais rien fait de semblable auparavant, qu’il demandait à voir le film et que si le film lui plaisait, il essaierait volontiers. (…)
Il accepta.
Il prenait un très grand risque : nous prenions tous un grand risque : un échec eût été catastrophique pour tout le monde. (…)
Cet enregistrement fut entièrement réalisé en une seule nuit.
Elle commença à 21 heures pour se terminer à 4 ou 5 heures du matin.
Jusqu’à minuit, rien ne s’était encore passé.
Cette nuit restera comme un des moments vraiment passionnants de mon existence. (…)
Lorsque j’ai reçu le disque de l’ « Ascenseur », j’ai été horriblement déçu.
Je puis même dire que je n’aime pas l’entendre.
Car si l’on considère cette musique par elle-même, elle reste assez informe. Il y manque quelque chose …et ce quelque chose c’est l’image.
La musique a beaucoup contribué au succès du film.
Elle lui a donné son ton, son atmosphère, et quand je dis atmosphère, c’est au sens noble du terme.
Dans le film, il y a une espèce de ton général, une espèce d’ambiance, que la musique de Miles Davis maintient d’un bout à l’autre et qui lui donne son unité.
Avec « Jammin’ the blues », l’image n’était au fond que le support de la musique, mais j’insiste sur le fait que dans l’ « Ascenseur », la musique est, en bien des endroits, plus importante que l’image.
Et j’aurais par moment préféré que l’image fût plus neutre pour que la part de la musique soit plus importante encore. (…)
Ce qui m’a toujours choqué, c’est que le jazz, qui est vraiment un phénomène unique et passionnant de la civilisation américaine, n’ait pas été utilisé par les cinéastes américains.
Car enfin, est-ce que l’Amérique ne nous a pas donné avant tout le jazz et le cinéma ?