Jazz et Cinéma (3)
Dans la préface de Jazz in the movies (1), David Mecker écrivait :
» It is my intention that this new edition will be a further step towards a comprehensive documentation that jazz musicians have made, generally uncredited, to the most important and influential medium of the century. »
(Je souhaite que cette nouvelle édition soit un pas de plus vers une complète recension de l’énorme contribution, le plus souvent non reconnue, faite par les musiciens de jazz au plus important et influent véhicule culturel du siècle.)
Que les musiciens de jazz aient souvent été les grands oubliés des génériques des films hollywoodiens de la période classique (les années trente, quarante et cinquante), est une évidence que tout examen approfondi du corpus des œuvres de cette époque permet de vérifier aisément.
Les génériques des films de ces trois décennies étaient particulièrement succincts et ne mentionnaient que les acteurs et techniciens principaux.
On peut toutefois se demander, étant donné le climat politique et les tensions raciales qui marquèrent ce moment crucial de l’histoire du cinéma hollywoodien, si un générique plus complet serait allé jusqu’à inclure des musiciens afro américains.
Jean-Paul Gabilliet fait remarquer « qu’historiquement le musicien de jazz noir est apparu comme protagoniste seulement après qu’il ait été différencié de l’interprète de musique populaire. » (2)
Ce n’est que progressivement après la seconde guerre mondiale, que commença à être reconnu « le caractère spécifiquement américain et authentiquement artistique de ce type de musique. » (3)
Malheureusement, comme le souligne encore Jean-Paul Gabilliet à propos des premiers films consacrés à des biographies plus ou moins romancées de jazzmen, « la capacité du jazz à produire des artistes était certes ainsi reconnue, mais l’archétype choisi était blanc.
La bienséance culturelle qui régnait encore à Hollywood interdisait qu’on fit d’un musicien noir un artiste légitime (…) fondateur d’une musique enfin perçue comme partie intégrante du patrimoine national et culturel. » (4).
La musique de jazz a été utilisé fréquemment d’une manière détournée et pernicieuse à seule fin de créer un climat particulier et de jouer de façon subliminale sur la perception du spectateur.
Tout cela s’inscrivait dans une démarche qui n’avait rien d’innocent.
Régis Dubois le faisait remarquer : « En plus de promouvoir un certain mode de vie, les films made in Hollywood imposent aussi et surtout une manière de penser. Car l’idéologie américaine est définitivement inscrite dans les formes et dans les structures mêmes du cinéma hollywoodien.» (5)
Huit films, tous les huit étant peu répertoriés dans les ouvrages spécialisés, tournés au cours des trois décennies de l’Age d’or hollywoodien, plus un autre appartenant à l’époque du muet vont nous offrir une illustration de la vision négative, tendancieuse et réductrice du jazz dans le cinéma américain classique.
Il convient de signaler qu’un de ses films échappe aux poncifs habituels et qu’un neuvième a été choisi dans le cinéma post hollywoodien pour montrer la pérennité des clichés.
Il s’agit de : A day’s pleasure/Une journée de plaisir de Charlie Chaplin (1917), Our daily bread / Notre pain quotidien de King Vidor (1934), It’s a wonderful life / La vie est belle de Frank Capra (1946), They live by night / Les amants de la nuit de Nicholas Ray (1947), Young man with a horn / La femme aux chimères de Michael Curtie (1950), The night of the hunter / La nuit du chasseur de Charles Laughton (1955), The blackboard jungle / Graine de violence de Richard Brooks (1955), A hatfull of rain / Une poignée de neige de Fred Zinemann (1957), et enfin The Cotton Club de Francis Ford Coppola (1984)
Une journée de Plaisir / A day’s pleasure de Charlie Chaplin (1919)
A première vue nous sommes dans le paradoxe le plus complet : un film muet (1919), utilisant un orchestre dont la musique va jouer un rôle important et que nous ne pouvons entendre.
Deuxième paradoxe l’orchestre de jazz (selon toute vraisemblance) présenté dans ce film est entièrement composé de musiciens noirs, alors que pour la majorité des spectateurs blancs de l’époque le jazz (ou quelle que soit l’appellation donnée) est une musique jouée par des blancs (6)
Cet orchestre est formé de quatre musiciens très fortement connotés sur le plan racial (un trompette, un batteur, un contre bassiste et un trombone)
Dès le début de l’interprétation du premier morceau chacun des exécutants a droit à un plan rapproché en guise de présentation (preuve de l’importance voulue et accordée par Chaplin à cette séquence musicale).
Le style de l’interprétation et les jeux de scène sont très réalistes, conformes à une tradition qui s’est perpétuée jusqu’au Louis Armstrong des années soixante.
Le caractère comique des interventions du batteur ne surprendra que ceux qui ne connaissent pas cet aspect du jazz ancien
On a donc là de la part du metteur en scène une approche conforme à une réalité historique et artistique dont ne témoignera pas le cinéma américain de la décade suivante (à l’exception de quelques films plus ou moins expérimentaux comme Black and Tan Fantasy ou Saint Louis Blues, tous deux mis en scène par Dudley Murphy en 1929)
Par contre, on reste pensif devant le lien qui semble s’établir entre l’intervention de l’orchestre et la dégradation des conditions de navigation.
Le violent roulis qui va peu à peu rendre tous les passagers malades et contribuer aux tensions à bord du navire, débute avec le premier morceau, se poursuit avec le second et ne s’achèvera qu’avec l’assoupissement des musiciens et la neutralisation du trombone.
Doit-on voir là une allusion à peine voilée ou subliminale à la dimension subversive du jazz, au sentiment de déstabilisation et de réprobation qu’éprouvèrent nombre d’Américains et d’Européens à l’écoute de cette musique ?
On peut aussi s’interroger sur le sens du carton qui proclame : Three minds but with a single thougt (traduit par : Trois âmes – une idée)
Il s’applique vraisemblablement à trois des quatre musiciens que l’on aperçoit immédiatement avant et après ce carton et qui semblent très las en proie eux aussi au mal de mer.
Mais que signifie cette allusion à ces trois esprits n’ayant qu’une seule idée en tête ?
Un désir commun d’en finir avec cette prestation ou une activité intellectuelle tellement réduite qu’elle ne leur laisse pas beaucoup d’autonomie et de personnalité. (7)
On ne saura jamais comment les spectateurs américains interprétèrent cette phrase sibylline, mais compte tenu de la place du noir dans la société de cette époque on peut craindre le pire.
Cela dit on peut trouver d’autres films muets incluant des musiciens noirs qui jouent une musique que l’on peut raisonnablement supposer être du jazz.
En 1921 Camille de Ray Smallwood, adaptation de La Dame aux Camélias d’Alexandre Dumas avec le légendaire Rudolph Valentino nous permet à trois reprises de découvrir des plans présentant une formation (trompette, trombone, clarinette, saxophone et rythmique) qui évoque irrésistiblement le Tuxedo Band d’Oscar papa Celestin ou The Original Creole Orchestra tels qu’on peut les voir sur les vieilles photos publiées dans A Pictorial History of Jazz d’Orrin Keepnews et Billy Grauer (Spring Books, London).
Leur prestation a lieu dans un club mal famé qui symbolise la perte des repères moraux les plus élémentaires.
Quel contraste avec le big band blanc bien propret jouant une musique de variétés qui ne bouscule aucun critère moral et que l’on peut entendre dans la comédie musicale L’Or du Ciel (Pot of Gold, 1941) de George Marshall !
Our Daily Bread (Notre pain quotidien) 1934, de King Vidor
Plusieurs séquences essentielles utilisent la musique en fond sonore et connotent très fortement l’action et l’atmosphère générale.
Nous avons là, quelques années après la généralisation du cinéma parlant, un exemple intéressant de la maîtrise à laquelle étaient parvenus les grands cinéastes dans le traitement de la bande son à des fins narratives.
On se rappelle que le film décrit la vie et les combats journaliers d’un groupe de chômeurs formant une communauté campagnarde utopique, dans la grande tradition jeffersonienne, loin de la ville et de ses turpitudes.
Lorsque le premier bébé voit le jour dans le village, les habitants organisent une fête où chants, musique et dance occupent une grande place.
Ce que l’on entend au cours d’une séance très fordienne, c’est un thème de Stephen Foster (1826-1864), « Camptown races » exécuté avec un enthousiasme et une spontanéité irrésistibles.
Stephen Foster est l’un des compositeurs les plus prolifiques de la musique populaire américaine.
Ses œuvres font depuis longtemps partie intégrante du fonds culturel de la nation.
Ce choix est parfaitement logique : ce morceau fait également office d’élément fédérateur, il permet aux migrants de fraiche date de s’intégrer plus facilement en adoptant les critères culturels de leur nouvelle patrie.
C’est encore une de ses chansons les plus célèbres, « Oh Susanna », qu’entonne le personnage principal lorsqu’il constate la qualité de la récolte de maïs.
Dans les deux cas cette musique est liée au bonheur et à la joie de vivre.
Par contre, lorsque la communauté est menacée d’éclatement, c’est une toute autre musique qui souligne le danger et l’intrusion du mal dans le jardin d’Eden.
La blonde aguichante et un tantinet vulgaire qui débarque un beau jour, apporte avec elle son gramophone et sa collection de disques, qu’elle joue à pleine puissance.
Il s’agit d’enregistrements de jazz qui sonnent comme des King Oliver ou des Duke Ellington de la première période (style jungle).
Perçus comme totalement incongrus dans cette communauté paisible et laborieuse, ils soulignent, comme la cigarette de la nouvelle venue et ses attitudes provocantes, que le jazz est une musique dépravée qui traîne avec elle tous les miasmes de la grande ville.
Lors de la scène cruciale, dans la voiture qui emmène le héros et la tentatrice loin de la communauté, c’est encore de la musique de jazz que l’on entend, plus précisément un blues, chanté à la Bessie Smith.
Ce qui est particulièrement troublant dans les trois scènes où l’on entend du jazz, c’est qu’il s’agit chaque fois d’une musique authentique et de qualité et non pas d’un ersatz à la Paul Whiteman.
Cette utilisation perverse et tendancieuse de la musique de jazz nous choque d’autant plus que King Vidor avait témoigné dans le très bel Hallelujah (1929) d’une compréhension et d’une sympathie bien rares à l’époque pour la communauté noire américaine et sa musique.
It’s a wonderful life (La vie est belle), 1946 de Frank Capra
Joyau de la comédie américaine et film emblématique de l’Amérique profonde It’s a wonderful life jouit d’un statut privilégié pour un film ancien aux Etats Unis : programmé pratiquement chaque année pour Noël à la télévision, son succès ne se dément pas au près d’un public sans cesse renouvelé.
C’est pour cela que la représentation du jazz et des musiciens noirs, bien que très fugitive, y est particulièrement préoccupante, tant elle s’appuie sur des clichés scandaleusement réducteurs et nauséabonds.
Rappelons les grandes lignes de l’intrigue : George Bailey est sur le point de se suicider.
Son ange gardien, descendu spécialement sur terre pour le sauver, lui remet en mémoire tout le bien qu’il a fait au cours de son existence.
Il lui rappelle ce que serait devenue, sans lui, la petite ville de Bedford Falls.
Par exemple, le bar restaurant de Nick Martini, lieu de détente savoureux et convivial, baigné d’une douce musique italienne, serait maintenant un beuglant vulgaire et sordide où le jazz et le vice régneraient en maîtres.
On peut lire dans le document de tournage les indications suivantes : Plan rapproché. Chez Marini, mais l’endroit est presque méconnaissable. Cela ressemble beaucoup plus maintenant à une boite pour poivrots, un bastringue (honky tonk dans le texte).
La scène commence par un plan rapproché représentant un pianiste noir, coiffé d’un chapeau melon, et fumant un gros cigare (allusion à Willie Smith le lion ou Fats Waller ?), jouant un boogie woogie frénétique qui va rester audible en fond sonore tout au long de la séquence.
Ces quelques secondes seront suffisantes pour que le spectateur fasse immédiatement le lien entre jazz et monde interlope.
Quelques scènes plus loin le quartier est décrit de la sorte : La nature du lieu a totalement changé. Ce qui était au paravant une petite bourgade calme et bien rangée est devenu une ville frontière pleine de violence. On voit une série de plans de boites de nuit, de cafés, de bars, de magasins de vins, de salles de billards, avec un jazz assourdissant qui s’en échappe.
Le travelling qui suit sert à présenter le quartier. Il est accompagné d’un pot-pourri de thèmes censés couvrir toute la diversité du jazz, telle que le spectateur moyen pouvait la concevoir.
Certains des termes employés dans le script témoignent bien de cette image profondément négative que les images et la bande-son nous transmettent.
Dans la description du bar de Martini, le vocable honky tonk n’est pas choisi par hasard : il s’agit d’un « bistrot, dancing et tripot, beuglant de la plus basse catégorie » (selon la définition donnée par Jean-Paul Levet dans Talkin’ that talk, Le langage du blues et du jazz, Paris, Ratier, 1992).
La transformation de « small town » - lieu par excellence de la respectabilité et du conformisme américain - en « frontier village » - symbole de violence et de désordre - est tout aussi significative.
Le jazz est bien une musique contraire aux bonnes mœurs et ne peut s’épanouir que dans des lieux mal famés.
Certes, le jazz est effectivement né, et il a prospéré dans des lieux interlopes de La Nouvelle Orléans, de Kansas City ou de Chicago, Capra ne faisant que reprendre et illustrer des faits historiques bien connus.
Ce qui dérange, ce n’est pas le rappel d’une vérité que nul ne songe à contester, mais la manière dont on oppose systématiquement le jazz à la musique « sérieuse et respectable » pour en faire l’expression d’une sous-culture et disons le franchement d’un sous-peuple.
Autre joyau du cinéma américain Les Amants de la Nuit (They live by night) de Nicholas Ray,1947), film noir atypique s’il en est, nous offre une séquence jazz de grande qualité avec une chanteuse de blues accompagné par un groupe de musiciens noirs.
Pendant quelques minutes cette musique est au premier plan et offre au couple traqué un de leurs rares moments de détente et de bonheur tranquille.
Chose rarissime à cette époque où les ersatz de jazz étaient monnaie courante, Nicholas Ray nous permet d’entendre du jazz authentique interprété par des musiciens de très bon niveau bien entendu non crédités au générique.
Young man with a horn (La femme aux chimères) Michael Curtiz, 1950
Le titre français du film (La femme aux chimères) est passablement ridicule et inapproprié car le personnage principal est bien le jeune trompettiste et non pas la femme névrosée interprétée par Lauren Bacall.
Toujours à propos du titre il faut rappeler ce bel exemple d’hypocrisie puritaine qui a amené à la sortie du film en Grande Bretagne la transformation du titre Young man with a horn (le jeune homme à la trompette) jugé trop suggestif sur le plan sexuel (horn étant en argot australien un pénis en érection) en Young man of music !
Le choix d’Harry James pour doubler à la trompette Kirk Douglas appelle aussi quelques réserves.
Censé être l’évocation de la vie de Bix Beiderbecke (le roman éponyme de Dorothy Baker qui a servi de base au film était suffisamment explicite à ce sujet), le style de James n’a que peu de rapport avec celui du légendaire cornettiste. (en particulier son goût pour le registre aigu).
On a rarement souligné à quel point était incongru ce jeu emphatique et déclamatoire très éloigné de celui de Bix Beiderbecke, il ne manquait pas en 1950 de cornettistes/trompettistes blancs de talent issus de cette tradition pour évoquer le grand Bix (Bobby Hackett ou Ruby Braff par exemple).
Ce jeu de trompette correspond parfaitement à l’idée que le grand public s’est toujours fait de la trompette jazz, confondant la puissance et le lyrisme d’un Louis Armstrong avec cet étalage complaisant de virtuosité qu’Harry James incarnait si bien.
Il faut voir d’ailleurs les poses affectées que prend Kirk Douglas lorsqu’il joue, en tous points conformes à cette représentation stéréotypée du trompettiste de jazz.
The Night of the Hunter (La nuit du chasseur), 1955 de Charles Laughton
Dans cet unique et admirable film de Charles Laughton, une des séquences d’ouverture nous fournit encore un exemple de cette utilisation tendancieuse du jazz.
Lorsque le faux pasteur, tueur de veuves et détraqué pervers assiste à un spectacle de music-hall présentant une actrice interprétant une dance lascive, la musique d’accompagnement est clairement du jazz : un trompettiste joue avec un « growl » prononcé des phrases très bluesy.
Le jazz est ici clairement associé à la perversion sexuelle du personnage.
La danseuse qui est pour lui une créature lubrique évolue sur cette musique, et le tout provoque cette étonnante métaphore de l’érection avec la lame du couteau à cran d’arrêt jaillissant à travers la poche de son pantalon.
Un peu plus loin, un autre passage du film attire aussi l’attention de l’amateur de jazz.
C’est la séquence où la jeune Ruby, travaillée par sa sexualité naissante, se rend à la ville proche, symbole de tous les périls selon l’idéologie biblico-jeffersonienne qui imprègne tout le cinéma hollywoodien classique.
Lorsqu’elle se dirige vers un bar qui est manifestement un lieu de drague, on entend une musique très jazzy tout au long de la séquence.
Le lien entre cette musique et la perversion liée au sexe (selon l’optique puritaine) s’établit immédiatement dans l’esprit du spectateur.
The blackboard Jungle (Graine de violence) de Richard Brooks, 1955
Sur le plan musical, ce film est surtout connu pour avoir contribué à populariser la musique Rock à travers le thème Rock around the clock intertprété par Bill Haley et ses Comets.
Magistralement utilisé dès le générique et la séquence d’ouverture, il crée un effet de choc chez le spectateur (des années 50) en assimilant la violence « primitive » du morceau à celle des jeunes délinquants du film.
On a par contre rarement relevé la manière particulièrement tendancieuse et encore une fois typiquement hollywoodienne dont le jazz est traité dans cette œuvre.
L’opposition entre jazz et rock y est présenté comme un conflit de générations, ce qui à l’époque, était loin d’être évident.
Faire d’un professeur naïf et idéaliste le seul amateur de jazz du film, c’était encore contribuer au discrédit jeté sur cette musique par une Amérique qui n’a jamais guère accordé de crédit aux « egg heads » (têtes d’œuf : intellectuels) porteurs de lunettes.
Il n’y aurait là rien d’étonnant dans le contexte historique de l’époque, encore empoisonnée par le Maccarthysme, si ce n’est que l’image libérale et progressiste de Richard Brooks – qu’on se souvienne de The Last Hunt (La dernière chasse) - permettait d’espérer une tout autre approche.
Le jazz dont il est question dans The Blackboard Jungle est exclusivement le jazz blanc, ou plus exactement celui exécuté par des interprètes blancs sur une période couvrant quatre décennies.
Le professeur épris de cette musique ne cite que des musiciens blancs lorsqu’il en parle ou en fait écouter à ses collègues ou à ses élèves : Bix Beiderbecke, Harry James ou Stan Kenton.
Pas une seule fois il n’est question de Louis Armstrong, Duke Ellington, Count Basie, Lionel Hampton, Charlie Parker, Dizzy Gillespie ou Thelonious Monk pour ne citer que quelques créateurs noirs contemporains d’un tout autre calibre que les premiers nommés (à l’exception peut-être de Bix).
Dans la grande tradition hollywoodienne (New Orleans, The Benny Goodman story, The Glen Miller story …) le jazz est présenté comme un phénomène artistique essentiellement blanc et l’apport décisif des Noirs y est totalement ignoré ou minoré.
On peut penser que Brooks a agi ainsi non pas tant par conformisme vis-à-vis des codes cinématographiques alors en vigueur que par désir d’éviter toute connotation déplaisante.
En effet, la scène de destruction de la discothèque du professeur par des élèves nourris de Rock (blanc, Bill Haley) aurait pris une dimension raciste particulièrement choquante s’il s’était agi de disques de musiciens noirs.
Sans doute le metteur en scène a-t-il plus péché par ignorance des réalités du monde du jazz et la musique négro-américaine de manière générale – la scène de la répétition des negro spirituals par les élèves noirs pour la fête de Noël est très édifiante à cet égard – que par complaisance à l’égard des clichés hollywoodiens.
Il n’en reste pas moins que le résultat est le même : le jazz dans son authenticité et sa spécificité dérangeantes, est une fois de plus occulté dans un film américain.
A Hatful of Rain (Une poignée de neige) de Fred Zinemann, 1957
On trouve dans ce film une très brève séquence dans une boite de nuit avec un quintet de jazzmen noirs (tp, ts, pno, b, dms) jouant un thème riffé très bop en présence de truands trafiquants de drogue.
Un de ces voyous se lève pour aller passer un coup de fil d’intimidation à l’une de leurs victimes en se déhanchant sur un solo de contrebasse, quelques secondes plus tard on peut entendre et voir l’amorce d’un chorus de trompette.
Ces musiciens une fois de plus restent dans l’anonymat le plus complet et le jazz est encore associé à un milieu interlope dont il semble être partie intégrante.
The Cotton Club de Francis Ford Coppola, 1984
Une des séquences les plus révélatrices de la permanence et de la récurrence des clichés et manipulations du cinéma américain sur le jazz nous est offerte par ce film par ailleurs hommage sensible et émouvant à cette forme d’art si intimement liée au jazz, le tap dancing (les claquettes).
Il s’agit de l’intervention musicale au sein du Cotton Club de Richard Gere au cornet (8), accompagné par l’orchestre de Cab Calloway.
Interprétant Big Butter and Egg Man, Gere reprend quasiment note pour note le légendaire chorus de Louis Armstrong dans la version originale du morceau enregistré en 1927 avec son Hot Seven.
Il n’y aurait à cela rien de répréhensible si cette filiation prestigieuse était explicitée pour le spectateur non averti et présenté comme un hommage au maître.
Or il n’en est rien, et ce chorus admirablement construit et développé est présenté comme étant la création du cornettiste blanc, par contre la référence à Bix Beiderbecke est évidente).
Jean-Jacques SADOUX
Notes
(1) David Meeker, Jazz in the movies, Talisman Books Limited, London, 1981
(2) Transcendance et alienation: Le musicien de jazz noir dans Bird et Mo’s better blues, Revue française d’études américaines, Juillet 1993, No 57, Paris , p. 275-282
(3) Idem, page 275
(4) Idem, page 276
(5) Régis Dubois, Hollywood, cinéma et idéologie, Cabris, Sulliver, 2008, p.30
(6) Rappelons pour mémoire que la première formation de jazz à être enregistrée et dont la musique fut massivement répandue par le disque fut l’Original Dixieland Jazz Band en 1917. Ses musiciens tous blancs furent quasiment les seuls pendant des années à populariser cette musique au près du grand public et ce n’est qu’au début des années vingt que les orchestres noirs furent admis dans les studios d’enregistrement. (Kid Ory, King Oliver entre autres)
(7) Un des grands succès de la chanson de cette époque s’intitulait « All coons look alike to me » (Pour moi tous les négros se ressemblent). Plus d’un million d’exemplaires de la partition fut vendu au début du XXème siècle, elle était certainement familière aux spectateurs de 1919 et à Chaplin. Chose intéressante cette chanson fut écrite par un noir, ce qui en dit long sur le degré d’aliénation que cette société était parvenu à instiller chez certains de ses membres.
(8) Le cornettiste Warren Vaché fut engagé lors du tournage du film pour servir de mentor et d’instructeur à Ricard Gere qui avait déjà pratiqué l’instrument ultérieurement. Vaché fut très content de son élève louant sa musicalité et sa sensibilité au jazz. Par conséquent il ne fut pas nécessaire de faire doubler Gere par Vaché et que contrairement en pareil cas c’est vraiment l’acteur que l’on entend jouer.