La parution de l’album dédié à la musique d’Al Cohn et Zoot Sims par le quintet Yvan Baldet/Michael Cheret (septembre 2018) est un événement qu’il convient de replacer dans son contexte historique.
Cette formation où Eric Maiorino à la guitare, Laurent Courtois à la contrebasse et Alain Riondet à la batterie soutiennent avec brio les deux saxophonistes ténor, nous permet de revivre un moment essentiel de l’histoire du jazz, celle de la West Coast et d’une aventure musicale hors du commun.
Al Cohn et Zoot Sims firent partie avec Stan Getz de ce groupe de saxophonistes issus de la formation de Woody Herman qui à la fin des années quarante allaient faire souffler un vent nouveau sur le jazz.
La force du quintet Baldet/Cheret est de s’appuyer sur leur différence de style et de revisiter avec beaucoup d’élégance le répertoire de leurs prédécesseurs. Pas la moindre trace de plagiat ou d’hommage laborieux, nous sommes en présence d’un acte de création authentique qui s’avère passionnant de bout en bout.
Un disque indispensable aussi bien au néophyte qu’à l’amateur chevronné.
West coast Jazz/Le jazz de la côte ouest
Analysant le poids des symboles et des mythes régionaux que la littérature des Etats Unis a abondamment illustré, Leslie Fiedler écrivait dans Le retour du Peau Rouge/The return of the Vanishing American : La géographie américaine est mythologique Cette approche se retrouve dans le jazz qui s’est constamment défini par rapport à une ville ou une région. De La Nouvelle Orléans à Chicago en passant par New York et Kansas City on ne compte plus les références géographiques qui marquent son histoire et sa légende.
La Californie à travers ses deux villes mythiques que sont Los Angeles et San Francisco s’inscrit dans cette tendance et ce que l’on appelle le style West Coast renvoie au jazz pratiqué sur la côte californienne à Los Angeles ou San
Francisco dans les années cinquante par un groupe de musiciens blancs parmi lesquels figurent Al Cohn, Art Pepper et Zoot Sims aux côtés de Chet Baker ou Gerry Mulligan entre autres.
Aller vers l’ouest a toujours répondu à un besoin profond des Américains : Au 19ème siècle c’était la perspective de repartir à zéro pour les gens venus de l’est et de grandir avec le pays (« Go west young man and grow up with the country », dans les années 1940 et 1950 cette aspiration existait toujours et l’attrait de la côte californienne était dû pour les musiciens à la perspective de travailler pour les studios de cinéma hollywoodiens, de jouir de cette dolce vita où la drogue, les filles, l’alcool et l’argent facile étaient censés faire partie du décor.
Sur le plan stylistique ce style de jazz n’est pas toujours facile à définir ; Ses principaux protagonistes ont souvent critiqué ouvertement l’appellation et Jacques Réda dans son Autobiographie du Jazz (Editions Climats) en cite quelques-uns. Pour Chet Baker « ce ne fut qu’un pur accident », Hampton Hawes n’y voyait « qu’une étiquette, rien de plus », Lee Konitz déclarait « La West Coast, qu’est-ce que c’est » quant à Shorty Rodgers il affirmait « Nous n’avons jamais eu l’intention de jouer quelque chose de différent et de spécifique qui puisse être baptisé Jazz West Coast »
Cela dit on peut tout de même tenter de circonscrire le jazz californien de cette époque : excroissance du jazz cool avec son climat léger, aéré et décontracté, il s’oppose au bebop dont il est aussi la continuation A ce sujet il est important de souligner que ce fut un mouvement essentiellement blanc par opposition au bop noir qui se teintait souvent d’un arrière-plan politique. En opposition avec le be bop empreint d’une fureur contestatrice et d’une volonté de rupture avec les formes précédentes, le jazz de la côte ouest sans renier en rien son héritage parkérien reprend des éléments mélodiques et rythmiques, qui ont de lointaines racines dans la musique de Bix Beiderbecke ou de Teddy Wilson. On retrouve d’ailleurs ce gout pour le jazz classique à travers l’influence prépondérante de Lester Young sur tous les saxophonistes de cette école.
Il correspond aussi à un phénomène culturel englobant la littérature et le cinéma avec la « beat generation » (Jack Kerouac, Alen Ginsberg, William
Burroughs entre autres) contemporaine du jazz de la West Coast témoignant de la volonté de casser les codes de l’Amérique puritaine et étouffante de l’époque à travers la drogue, l’alcool et le sexe.
Sur le plan sociologique on a tendance à oublier que si cette nouvelle école ne comportait quasiment que des blancs c’était aussi en raison de la politique de ségrégation raciale qui sévissait dans tout le pays .Les studios hollywoodiens entre autres ne faisaient appel qu’à des acteurs blancs et utilisaient exclusivement des musiciens ou compositeurs blancs.
En fait en dépit du climat d’intolérance, de conformisme et d’hypocrisie emblématique du Mac Carthysme le jazz de la West coast en grande partie issu de la tradition noire allait toucher le public blanc le jugeant plus fréquentable que la musique de Miles Davis très proche pourtant par son esprit et son climat sonore.
Jean-Jacques Sadoux