Une formation exemplaire : le sextet de John Kirby
The biggest little band in the land
Dans leur ouvrage Jazz, a History of the New York scene, (Da Capo Press, 1981) Samuel B. Charters et Leonard Kunstadt rappellent qu’au début des années 40, le sextet de John Kirby était la petite formation la plus populaire sur la scène du jazz new yorkais.
Composé de Charlie Shavers à la trompette, Buster Bailey à la clarinette, Russell Procope au saxo alto, Billy Kyle au piano, John Kirby à la contrebasse et O’Neil Spenser à la batterie l’orchestre s’était vu gratifié du surnom de « plus grand petit orchestre du pays ». Le groupe devait cette flatteuse réputation non seulement à l’excellent niveau de ses solistes, mais peut être encore plus au répertoire et à la qualité des arrangements.
Le saxophoniste Russell Procope attribuait la qualité du groupe au fait que tous les musiciens étaient très unis : « En un sens nous vivions ensemble, pensions ensemble, travaillions ensemble. Pour la plupart des arrangements, après avoir décidé ce que nous allions faire, nous le faisions. Nous ne répétions pas beaucoup, on lisait les arrangements, on les jouait, et le phrasé venait tout naturellement. On s’écoutait l’un l’autre, et on savait instinctivement, sans avoir besoin de le noter, à quels endroits il fallait respirer. De même pour les nuances, qui n’étaient pas répétées. »
L’orchestre se forme en 1937 et sera dissous en 1942, on estime généralement que l’âge d’or de ce combo se situe entre 1939 et 1941.
John Kirby (1908-1952) : Remarquable technicien de la contrebasse, John Kirby a exercé une profonde influence sur les bassistes des années trente et quarante. Kirby reste une pièce maîtresse de l’histoire de la contrebasse jazz entre Pops Foster et Jimmy Blanton
Russell Procope (1908-1981) : prototype parfait du sideman, Procope a joué dans des groupes qui ont fait l’histoire du jazz : de Jelly Roll Morton à Fletcher Henderson en passant par Benny Carter et Chick Webb. C’est néanmoins avec Duke Ellington que sa participation fut la plus longue et la plus fructueuse (de 1946 à la mort du Duke en 1974) comme clarinettiste et saxophoniste.
Il remplace Barney Bigard chez Ellington et son jeu de clarinettiste s’inscrit dans la mouvance de son illustre prédécesseur. Très influencé par l’école créole de la Nouvelle Orléans il possède une magnifique sonorité boisée et un style fluide et délicat. Au saxophone alto il se situe un peu dans la tradition de Benny Carter avec un jeu robuste et parfois même exubérant.
Charlie Shavers (1920- 1971) Superbe technicien de la trompette, Shavers restera dans l’histoire de la musique comme un des meilleurs arrangeurs que le jazz ait connu. C’est au sein du sextet de John Kirby qu’il produira son travail le plus efficace. Trompettiste versatile et formidable swing man il s’est produit aux cotés de musiciens aux styles très variés (du jazz classique au bob) sans jamais renier sa filiation avec Louis Armstrong.
Billy Kyle : (1914-1966) Un de ces musiciens raffinés, inventifs et discrets qui n’ont jamais bénéficié de la reconnaissance que leur très grand talent aurait dû leur procurer. Si l’on en croit Dizzy Gillespie il serait le père de Bud Powell et le fils de Earl Hines. C’est comme pianiste au sein du All Stars de Louis Armstrong dans les années cinquante et soixante qu’il a atteint sa plus grande notoriété. C’est le prototype du musicien à redécouvrir.
Buster Bailey : (1902-1967) Tout comme Jimmie Noone, Bailey est un technicien hors pair de la clarinette. Son jeu est qualifié par André Clergeat dans l’incontournable Dictionnaire du Jazz (Robert Laffont, 1988) de « souple, ondulant, rehaussé par une belle sonorité ».
Quant au batteur O’Neil Spenser (1909-1944) « excellent batteur de big band toujours selon le Dictionnaire du Jazz, il fait merveille dans le sextet par son jeu souple aux balais
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Ce qui frappe dans le répertoire de l’orchestre c’est la diversité et l’originalité des thèmes interprétés. Même si les compositions et les arrangements de Charlie Shavers et de Billy Kyle constituent le point fort du sextet, les adaptations d’œuvres célèbres de la musique classique sortent vraiment des sentiers battus. Il suffit pour s’en convaincre d’écouter ce que deviennent Beethoven, Chopin, Mozart ou Grieg passés à la moulinette super swinguante de cet orchestre atypique.
La perfection du travail de groupe est toujours aussi impressionnante : on a l’impression d’un puzzle savamment agencé où chaque musicien trouve sa place et contribue au parfait équilibre de l’ensemble. Pour une fois le slogan publicitaire « le plus grand des petits orchestres du pays » est parfaitement justifié et traduit bien le fait que ces six musiciens sonnent comme un grand orchestre. On a parfois en les écoutant l’impression de réductions de pièces conçues pour big band. Sur le plan technique c’est une succession de séquences harmonisées, d’unissons, de riffs, d’interludes et de séquence improvisées..
Un dernier point mérite d’être souligné, c’est l’aspect avant-gardiste du John Kirby sextet. A l’écoute de certaines plages on ne peut s’empêcher de penser à quelques œuvres de la période du jazz cool ou même du bop.
Le groupe dirigé par John Kirby apparait à l’écran dans plusieurs films visibles sur You Tube dont Sepia Cinderella (1947) de Arthur Leonard. L’orchestre que l’on entend est la formation originale à l’exception du batteur Big Sid Catlett qui remplace Eugene O’Neil décédé en 1944. Le film appartient à la catégorie des « race movies » réalisés pour le public noir avec des acteurs noirs également. Cette pratique éminemment raciste a perduré jusqu’aux années cinquante.
Ce qui frappe dans cette utilisation d’un orchestre de jazz noir c’est le respect et la considération qui lui sont témoignés. Contrairement aux rarissimes apparitions de jazzmen noirs dans les films hollywoodiens de l’époque qui se complaisaient à représenter ceux-ci avec de fortes connotations racistes (personnages bouffons ou socialement inférieurs) Sepia Cinderella témoigne d’une volonté d’intégrer les musiciens dans l’histoire en les présentant dans un cadre naturel où leur présence est totalement justifiée.
L’orchestre fournit la musique de fond du générique et le film s’ouvre par une séquence entière qui lui est dévolue. Le jazz est montré dans son cadre authentique (un petit club de quartier) et surtout l’interprétation que nous entendons est absolument conforme aux enregistrements du sextet sans la moindre concession à des effets commerciaux. C’est du jazz super swinguant interprété par des musiciens virtuoses qui prennent un plaisir manifeste à jouer. Il y aura encore au cours du film d’autres apparitions du John Kirby sextet de la même tenue et filmées avec le même respect.
Cette approche hélas restera rare et surtout limitée à certains groupes connus, imaginons (on peut toujours rêver) un film de la même époque avec Charlie Parker, Miles Davis ou Thelonious Monk !
Cela dit, rendons grâce à ces cinéastes noirs et quelques fois blancs qui nous ont permis de conserver une image véridique et non caricaturale de quelques grands musiciens de leur époque.
Jean-Jacques Sadoux